Paris - New York              
      

 

 

Pourtant je crois qu’il y a, et ceci dans toute société, des utopies qui ont un lieu précis et réel, un lieu qu’on peut situer sur une carte; des utopies qui ont un temps déterminé, un temps qu’on peut fixer et mesurer selon le calendrier de tout les jours. il est bien probable que chaque groupe humain quel qu’il soit, découpe, dans l’espace qu’il occupe, où il vit réellement, où il travaille, des lieux utopiques, et dans le temps où il s’affaire, des moments uchroniques. Voici ce que je veux dire. On ne vit pas dans un espace neutre et blanc, on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’un feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un espace découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, de bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses. Il y a des régions de passage, les rues, les trains, les métros; il y a les régions ouvertes de l halte transitoire, les cafés, les cinémas, les plages, les hôtels, puis il y a les régions fermées du repos et du chez soi. Or parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont absolument différents: des lieux qui s’opposent à tout les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces.

 

Michel Foucault, les Hétérotopies, pages 23-24, lignes 1-17.

 

— « Les villes cachées. À Olinde, celui qui amène une loupe avec soin peut trouver quelque part un point pas plus grand qu’un tête d’épingle dans lequel, si on le regarde un peu agrandi, on voit les toits les antennes les lucarnes les jardins les vasques les banderoles au travers des rues, les kiosques sur les places, le champs de courses. Ce point n’en reste pas là: au bout d’un an, il est aussi gros qu’un demi citron, puis le voilà comme un cèpe, puis comme une assiette à soupe. Et voici qu’il devient ville grandeur nature, renfermée dans la ville précédente: une ville nouvelle qui se fait place au milieu de la ville précédente qu’elle expulse vers le dehors.

Olinde n’est certes pas la seule ville à grandir par cercles concentriques, comme les troncs d’arbre qui chaque année augmentent d’un tour. Mais pour les autres villes il reste au milieu la vieille enceinte de murailles toute resserrée, de laquelle s’élancent tout désséchés les campaniles, les tours, les toits de tuile, les coupoles, tandis que les quartiers neufs s’étalent autour comme une ceinture qui se dénoue. à Olinde, non :  les vieilles murailles se dilatent en emportant avec elles les vieux quartiers, qui s’agrandissent ainsi maintiennent leurs proportions sur un plus large horizon aux confins de la ville; ils entourent leurs quartiers un peu moins anciens, qui eux aussi ont gagné en périmètre et ont perdu de l’épaisseur pour faire place à ceux plus récents qui les poussent de l’intérieur; et ainsi de suite, jusqu’au cœur de la ville: une Olinde toute neuve qui dans ses dimensions réduites conserve les traits et l’écoulement de lymphe de la première Olinde et de toutes les Olinde qui sont sorties l’une de l’autre; et dans ce cercle le plus intérieur apparaissent déjà-mais il est difficile de les distinguer- l’Olinde à venir et celles qui grandiront par la suite. »

 

Italo Calvino, Les Villes Invisibles, page 157-158.



— « Je devrais, pour te parler de Penthésilée, commencer par te décrire l’entrée de la ville. Sans  doute, en imagination, vois-tu se dresser sur la plaine poudreuse une einceinte de murailles, t’approches-tu pas à pas de la porte, surveillée par les employés de l’octroi qui déjà regardent méchamment te paquets. Tant que tu n’es pas arrivé jusque là, tu restes dehors; Tu passes sous une archivolte, et tu te retrouves dans la ville; elle t’entoure de toute son épaisseur compacte; taillé dans la pierre, il y a un dessin qui se révélera à toi si tu en suis le tracé anguleux. Si c’est ce que tu crois, tu te trompes: à Penthésilée, il en va autrement.  Il y a des heures que tu avances et tu ne sais pas bien si tu es au milieu de la ville ou encore au dehors, comme un lac aux rives basses qui se perd dans des marais, Penthésilée se répand sur des milles aux alentours, en un bouillon urbain délayé dans la plaine: immeubles insipides qui se tournent le dos dans des prés mal peignés, entre des palissades de planches et des toits de tôle ondulée. De temps en temps, sur le bord de la route, des constructions aux pauvres facades se pressent les unes contre les autres, très hautes ou très basses, comme un peigne édenté, qui semble indiquer que bientôt les mailles du tissu vont se resserrer. Mais tu continues et retrouves encore des terrains vagues, puis un faubourg plein de rouille avec ses ateliers et de ses dépots d’ordures, un cimetière, un foire avec ses manèges, un abattoir, tu pénètres dans une misérable rue commercante qui se perd entre les morceaux de campagne pelée.

Les gens qu’on rencontre, si tu leur demandes:

— Pour Penthélisée?

Ils font un geste circulaire dont tu ne sais pas s’il veut dire: « ici » ou bien: « plus loin » ou: « autour » ou encore: « de l’autre coté »

— La ville, demandes-tu en insistant.

— Nous venons ici tout les matins pour travailler, répondent les uns. Et les autres:

— Nous revenons ici pour dormir.

— Mais la ville où on vit? demandes-tu.

— Elle doit être, disent-ils, par là.

Et les uns tendent leurs bras d’un coté vers une concrétion de polyèdres opaques, à l’horizon, tandis que les autres indiquent dans ton dos des flèches fantomatiques.

— Alors, je l’ai dépassée sans m’en apercevoir?

— Mais non, essaies de continuer un peu.

Tu continues, tu passes une périphérie à une autre, et l’heure vient de quitter Penthésilée. Tu demandes ta route, pour sortir de la ville; tu retraces la suite des faubourgs en désordre, semblables à un pigment laiteux; la nuit arrive; des fenêtres tantôt moins, tantôt moins nombreuses s’éclairent.

Si cachée dans quelque pli ou poche de ce cercle ébréché, existe une Penthélisée reconnaissable et dont celui qui y a été peut se souvenir, ou bien si Penthélisée n’est que le périphérie d’elle même et possède partout en son centre, ce que tu as renoncé à comprendre. La question qui maintenant commence à te ronger l’esprit est plus angoissante hors de Penthélisée, existe  t-il un dehors? Ou bien, pour autant que tu t’éloignes de la ville,  ne fais-tu que passer d’une limbe à l’autre sans jamais en sortir? »

 

Italo Calvino, Les Villes Invisibles, « Les Villes continues », pages 189-191.



— « Il en est des villes comme des rêves: tout ce qui est imaginable peut être rêvé mais le rêve le plus surprenant est un rébus qui dissimule un désir, ou une peur, son contraire. Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peur, même si le fil de leur discours est discret, leurs règles absurdes, leurs perpectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre. ».

 

Italo Calvino, Les Villes Invisibles, page 58, lignes 13-20.